
Face à la montée des préoccupations sécuritaires, les systèmes juridiques contemporains se trouvent confrontés à un dilemme fondamental : comment protéger la société contre des individus jugés dangereux avant même leur condamnation définitive? Les mesures de sûreté visant à expulser un prévenu considéré comme présentant un risque majeur pour la sécurité publique soulèvent des questions juridiques complexes. Cette pratique, située à l’intersection du droit pénal, du droit administratif et des libertés fondamentales, cristallise les tensions entre impératif sécuritaire et présomption d’innocence. L’analyse de ce dispositif juridique exceptionnel nous invite à examiner ses fondements légaux, sa mise en œuvre pratique et ses implications pour l’État de droit.
Fondements juridiques des mesures de sûreté expulsives
Les mesures de sûreté constituent une catégorie juridique distincte des peines. Contrairement à ces dernières, elles ne visent pas à sanctionner une infraction commise mais à prévenir un risque futur. Cette distinction fondamentale explique pourquoi ces mesures peuvent s’appliquer à des prévenus, c’est-à-dire à des personnes non encore jugées définitivement.
En France, le cadre légal de l’expulsion préventive trouve ses racines dans plusieurs textes. Le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) prévoit dans son article L. 521-1 la possibilité d’expulser un étranger dont la présence constitue une menace grave pour l’ordre public. Cette disposition s’applique indépendamment d’une condamnation pénale définitive, permettant ainsi l’expulsion d’un simple prévenu.
La jurisprudence administrative a progressivement défini les contours de cette notion de « menace grave ». Le Conseil d’État a établi que la dangerosité d’un prévenu pouvait être appréciée non seulement au regard des faits qui lui sont reprochés, mais aussi de son comportement général et de son parcours. Ainsi, dans sa décision du 11 juin 2015, la haute juridiction administrative a validé l’expulsion d’un ressortissant étranger prévenu pour des faits de terrorisme, en se fondant sur un faisceau d’indices révélant sa radicalisation.
Sur le plan international, ces mesures doivent respecter les engagements des États. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), tout en autorisant certaines restrictions aux libertés pour des motifs d’ordre public, impose des limites strictes. L’article 5 de la CEDH, garantissant le droit à la liberté et à la sûreté, n’interdit pas les mesures préventives mais les encadre rigoureusement.
Évolution législative face aux nouvelles menaces
L’évolution du cadre juridique des mesures expulsives préventives reflète les transformations des menaces pesant sur la sécurité publique. Les lois antiterroristes adoptées depuis 2015 ont considérablement renforcé l’arsenal préventif à disposition des autorités. La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a ainsi pérennisé certaines dispositions de l’état d’urgence, facilitant l’expulsion de prévenus étrangers soupçonnés de liens avec le terrorisme.
Ces évolutions législatives témoignent d’un glissement progressif vers un droit pénal préventif, où l’anticipation du risque prend le pas sur la sanction de l’acte commis. Ce paradigme nouveau soulève des questions fondamentales quant à la compatibilité de telles mesures avec les principes traditionnels du droit pénal libéral.
- Distinction progressive entre mesures de sûreté et peines
- Extension du champ d’application aux infractions liées au terrorisme
- Assouplissement des critères d’appréciation de la dangerosité
- Renforcement des pouvoirs administratifs au détriment du contrôle judiciaire
Critères d’évaluation de la dangerosité d’un prévenu
L’application d’une mesure de sûreté expulsive repose fondamentalement sur l’évaluation de la dangerosité du prévenu. Cette notion, à la frontière du droit et des sciences comportementales, demeure difficile à appréhender avec précision. Les autorités administratives et judiciaires s’appuient sur une combinaison de facteurs pour établir cette qualification.
La nature des faits reprochés constitue le premier indicateur de dangerosité. Les infractions liées au terrorisme, aux violences sexuelles ou au crime organisé sont généralement considérées comme révélatrices d’une menace particulière pour l’ordre public. Toutefois, la gravité intrinsèque des faits ne suffit pas à elle seule à justifier une mesure d’expulsion préventive.
Le parcours personnel du prévenu fait l’objet d’une analyse approfondie. Les antécédents judiciaires, même en l’absence de condamnations définitives, peuvent être pris en compte. De même, le comportement en détention provisoire, les relations entretenues avec d’autres personnes suspectées d’activités criminelles, ou encore les signes de radicalisation sont scrutés avec attention.
Les expertises psychiatriques et psychologiques jouent un rôle déterminant dans cette évaluation. Ces examens visent à déterminer si le prévenu présente des troubles de la personnalité susceptibles d’augmenter le risque de passage à l’acte violent. La psychopathie, les troubles antisociaux ou certaines paraphilies sont particulièrement surveillés.
Outils d’évaluation du risque
Pour objectiver cette appréciation de la dangerosité, les autorités recourent de plus en plus à des outils actuariels. Ces instruments, développés principalement dans les pays anglo-saxons, proposent une évaluation statistique du risque de récidive basée sur des facteurs prédéfinis. En France, ces méthodes demeurent controversées mais leur influence grandit progressivement.
Parmi ces outils, le VRAG (Violence Risk Appraisal Guide) et la PCL-R (Psychopathy Checklist-Revised) sont fréquemment utilisés pour évaluer le risque de violence. Pour les infractions à caractère sexuel, le Static-99 permet d’estimer la probabilité de récidive.
Ces évaluations ne se limitent pas aux caractéristiques individuelles du prévenu. L’analyse du contexte social et des facteurs environnementaux complète le tableau. Les réseaux de soutien dont dispose l’individu, ses perspectives de réinsertion, ou au contraire ses liens avec des milieux criminogènes, sont pris en considération.
- Évaluation multidimensionnelle combinant approches clinique et actuarielle
- Prise en compte des facteurs statiques (antécédents) et dynamiques (comportement actuel)
- Analyse du risque à court, moyen et long terme
- Évaluation périodique pour tenir compte de l’évolution du prévenu
Cette méthodologie d’évaluation soulève néanmoins d’importantes questions éthiques et juridiques. Le risque de stigmatisation des prévenus, notamment ceux issus de minorités, ne peut être négligé. Par ailleurs, la fiabilité des prédictions de dangerosité fait l’objet de débats scientifiques persistants, certaines études pointant un taux élevé de faux positifs.
Procédure d’expulsion et garanties juridiques
La mise en œuvre d’une mesure de sûreté expulsive à l’encontre d’un prévenu obéit à une procédure spécifique, destinée à concilier impératif sécuritaire et protection des droits fondamentaux. Cette procédure varie selon qu’elle s’inscrit dans un cadre administratif ou judiciaire, mais présente des caractéristiques communes visant à garantir un minimum de contradictoire.
L’initiative de la procédure revient généralement au ministère de l’Intérieur, par l’intermédiaire des préfets, pour les étrangers en situation régulière. Pour les étrangers en situation irrégulière, la procédure est simplifiée et peut être engagée directement par les services préfectoraux. Dans tous les cas, la décision doit être motivée par référence à la menace grave que représente le prévenu pour l’ordre public.
Le droit à la défense constitue une garantie fondamentale. Le prévenu doit être informé des griefs retenus contre lui et disposer d’un délai raisonnable pour préparer sa défense. Toutefois, ce principe connaît des limitations significatives en matière de sécurité nationale. Ainsi, le Conseil d’État a admis, dans sa décision du 11 décembre 2015, que certains éléments classifiés pouvaient être soustraits au débat contradictoire lorsque leur divulgation porterait atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation.
Le contrôle juridictionnel représente une garantie essentielle contre l’arbitraire. Les décisions d’expulsion peuvent faire l’objet d’un recours devant les juridictions administratives, éventuellement précédé d’un recours administratif préalable. Le juge administratif exerce un contrôle de proportionnalité, mettant en balance la menace pour l’ordre public et les atteintes aux droits fondamentaux du prévenu.
Protection contre l’arbitraire
Plusieurs mécanismes visent à prévenir les expulsions arbitraires. L’article L. 521-2 du CESEDA établit des catégories d’étrangers bénéficiant d’une protection relative contre l’expulsion, notamment les résidents de longue durée ou ceux ayant des attaches familiales fortes en France. Cette protection cède toutefois devant les nécessités impérieuses de la sécurité nationale.
Le principe de non-refoulement, consacré par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, interdit l’expulsion d’un étranger vers un pays où il risque d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants. Cette protection absolue s’applique même aux prévenus considérés comme dangereux.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) exerce un contrôle rigoureux sur les mesures d’expulsion préventive. Dans l’arrêt Saadi c. Italie du 28 février 2008, elle a rappelé que l’interdiction de la torture prévue à l’article 3 de la Convention européenne ne souffrait aucune exception, même pour des raisons de sécurité nationale.
- Obligation de motivation circonstanciée de la décision d’expulsion
- Droit à un recours effectif à effet suspensif
- Contrôle de proportionnalité exercé par le juge
- Protection absolue contre le risque de torture dans le pays de destination
Malgré ces garanties, la pratique révèle des failles dans le système de protection. Les délais de recours sont souvent très courts, limitant la capacité du prévenu à rassembler les éléments nécessaires à sa défense. Par ailleurs, l’accès à l’aide juridictionnelle peut s’avérer problématique, particulièrement pour les prévenus en détention provisoire.
Impacts sur les droits fondamentaux du prévenu
L’expulsion préventive d’un prévenu réputé dangereux soulève des questions fondamentales quant à la protection de ses droits fondamentaux. Cette mesure, par sa nature même, porte atteinte à plusieurs libertés garanties tant par le droit interne que par les conventions internationales.
La présomption d’innocence, pilier de notre système juridique, se trouve directement mise à l’épreuve. En expulsant un individu avant toute condamnation définitive, l’État semble présumer de sa culpabilité et de sa dangerosité future. Cette tension a été soulignée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2011-631 DC du 9 juin 2011, où il a rappelé que les mesures de sûreté devaient respecter la présomption d’innocence tout en admettant leur légitimité dans certaines circonstances.
Le droit au procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, peut être compromis lorsque l’expulsion intervient alors qu’une procédure pénale est en cours. L’éloignement physique du prévenu complique considérablement l’exercice effectif de ses droits de la défense. La CEDH a eu l’occasion de se prononcer sur cette question dans l’arrêt Maaouia c. France du 5 octobre 2000, considérant que les procédures d’expulsion ne relevaient pas de la « matière pénale » au sens de l’article 6, tout en reconnaissant la nécessité de garanties procédurales minimales.
Le droit à la vie privée et familiale, consacré par l’article 8 de la CEDH, constitue souvent le principal obstacle juridique aux mesures d’expulsion. Lorsque le prévenu a établi des liens familiaux solides dans le pays de résidence, son expulsion peut entraîner une rupture traumatisante de ces liens. Les juridictions administratives et la CEDH procèdent alors à un contrôle de proportionnalité, mettant en balance la gravité de la menace pour l’ordre public et l’intensité de l’atteinte à la vie familiale.
Conséquences pratiques pour le prévenu expulsé
Au-delà des questions juridiques, l’expulsion préventive entraîne des conséquences concrètes souvent dramatiques pour le prévenu. Sur le plan matériel, elle peut conduire à la perte de son emploi, de son logement et de ses ressources financières. Sur le plan psychologique, le déracinement brutal et l’incertitude quant à l’avenir peuvent provoquer des traumatismes durables.
La question de la continuité des soins se pose avec acuité pour les prévenus souffrant de pathologies physiques ou psychiques. L’interruption d’un traitement médical peut non seulement aggraver leur état de santé mais aussi, paradoxalement, accroître leur dangerosité potentielle. Les autorités françaises ont développé des protocoles de transmission d’informations médicales, mais leur mise en œuvre reste souvent déficiente.
L’expulsion peut avoir des répercussions sur la procédure pénale elle-même. Si le prévenu est ultérieurement jugé et acquitté, il aura néanmoins subi une mesure gravement attentatoire à ses droits. Les possibilités de réparation demeurent limitées, le Conseil d’État ayant développé une jurisprudence restrictive en matière de responsabilité de l’État pour les mesures de police administrative.
- Rupture des liens sociaux et familiaux établis dans le pays de résidence
- Difficultés pratiques pour participer effectivement à sa défense pénale
- Risques de précarisation sociale et économique
- Obstacles à l’indemnisation en cas d’acquittement ultérieur
Vers un équilibre entre sécurité collective et libertés individuelles
La recherche d’un point d’équilibre entre protection de la société et respect des droits fondamentaux des prévenus constitue le défi majeur des mesures de sûreté expulsives. Face aux critiques croissantes, plusieurs pistes de réforme émergent pour concilier ces impératifs apparemment contradictoires.
Le renforcement du contrôle judiciaire apparaît comme une première voie prometteuse. Actuellement, les mesures d’expulsion relèvent principalement du pouvoir administratif, avec un contrôle juridictionnel a posteriori. Un modèle alternatif consisterait à soumettre ces décisions à une autorisation préalable du juge des libertés et de la détention, garantissant ainsi un examen contradictoire avant toute mise en œuvre.
L’amélioration des méthodes d’évaluation de la dangerosité constitue un second axe de progrès. Les recherches en criminologie et en psychiatrie forensique permettent aujourd’hui de développer des approches plus nuancées et personnalisées. Le modèle canadien du RBR (Risque-Besoins-Réceptivité) pourrait inspirer une réforme des pratiques françaises, en privilégiant une évaluation dynamique et évolutive du risque.
Le développement de mesures alternatives moins attentatoires aux libertés mérite d’être exploré. Entre la liberté totale et l’expulsion, diverses options intermédiaires existent : assignation à résidence sous surveillance électronique, obligation de pointage régulier, interdiction de fréquenter certains lieux ou personnes. Ces dispositifs, déjà utilisés dans le cadre du contrôle judiciaire, pourraient être adaptés aux situations où la dangerosité du prévenu, bien que réelle, ne justifie pas une mesure aussi radicale que l’expulsion.
Perspectives comparatives et innovations juridiques
L’étude des systèmes étrangers offre des perspectives enrichissantes. Le modèle allemand, caractérisé par un contrôle constitutionnel strict des mesures de sûreté, a conduit à l’élaboration de critères précis d’évaluation de la dangerosité. La Cour constitutionnelle fédérale allemande, dans sa décision du 4 mai 2011, a imposé un standard de preuve élevé, exigeant des « faits concrets et actuels » révélant un « danger considérable ».
Les États-Unis ont développé le concept de « civil commitment« , permettant le placement préventif de personnes dangereuses dans des établissements spécialisés. Ce dispositif, validé par la Cour Suprême dans l’arrêt Kansas v. Hendricks (1997), s’accompagne de garanties procédurales renforcées, notamment un procès avec jury et un standard de preuve exigeant (« clear and convincing evidence »).
Au niveau européen, la Cour de Justice de l’Union Européenne a progressivement élaboré une jurisprudence encadrant les mesures nationales d’expulsion. Dans l’arrêt ZZ c. Secretary of State for the Home Department (2013), elle a souligné la nécessité de communiquer au prévenu l’essentiel des motifs fondant la décision d’expulsion, même lorsque des considérations de sécurité nationale sont en jeu.
- Élaboration de standards probatoires renforcés pour l’évaluation de la dangerosité
- Création d’instances spécialisées pour l’examen des mesures de sûreté
- Développement de garanties procédurales adaptées aux enjeux sécuritaires
- Mise en place de mécanismes de réexamen périodique des mesures
La réflexion sur l’avenir des mesures de sûreté expulsives doit intégrer les évolutions technologiques et scientifiques. Les progrès de l’intelligence artificielle pourraient permettre une évaluation plus fine des risques, tandis que les avancées en neurosciences ouvrent des perspectives nouvelles pour la compréhension des comportements violents. Ces innovations, si elles sont encadrées par des garanties éthiques solides, pourraient contribuer à réduire le recours aux mesures les plus restrictives de liberté.