La Réquisition Administrative de Terrains Privés en Situation d’Urgence : Cadre Juridique et Enjeux

Face aux catastrophes naturelles, crises sanitaires ou afflux massifs de personnes déplacées, les autorités publiques peuvent être contraintes de mobiliser rapidement des espaces pour établir des refuges d’urgence. La réquisition administrative de terrains privés constitue alors un outil juridique exceptionnel permettant à l’État de disposer temporairement de propriétés privées pour répondre à des impératifs d’intérêt général. Ce mécanisme, qui porte atteinte au droit fondamental de propriété, s’inscrit dans un cadre légal strict et soulève de nombreuses questions juridiques, tant sur ses fondements que sur ses modalités d’application et les indemnisations dues aux propriétaires. Cet examen approfondi du régime de réquisition pour refuge d’urgence met en lumière l’équilibre délicat entre nécessité publique et protection des droits individuels.

Fondements Juridiques et Évolution Historique de la Réquisition Administrative

La réquisition administrative trouve ses racines dans la nécessité pour l’État de disposer de moyens exceptionnels pour faire face à des situations extraordinaires. Ce pouvoir exorbitant du droit commun s’est construit progressivement dans notre ordre juridique.

Historiquement, le concept de réquisition s’est développé dans un contexte militaire. Dès la Révolution française, la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la nation en temps de guerre posait les premiers jalons d’un droit de réquisition moderne. Ce texte fondateur a ensuite été complété par l’ordonnance du 6 janvier 1959 relative aux réquisitions de biens et de services, intégrée aujourd’hui dans le Code de la défense.

Le cadre juridique actuel repose sur plusieurs piliers législatifs. L’article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) constitue la base légale principale, conférant au préfet le pouvoir de « requérir tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées ». Ce texte a été renforcé par la loi du 13 août 2004 relative à la modernisation de la sécurité civile.

En matière de logement spécifiquement, l’article L. 641-1 du Code de la construction et de l’habitation autorise le représentant de l’État dans le département à procéder à la réquisition de locaux vacants pour loger des personnes en situation de précarité. Ce dispositif a été initialement conçu pour faire face à la crise du logement après la Seconde Guerre mondiale, mais demeure un outil mobilisable en cas d’urgence sociale.

La jurisprudence a progressivement encadré ce pouvoir exorbitant. Le Conseil d’État a notamment posé des limites dans sa décision Labonne du 8 août 1919, en affirmant que les mesures de police administrative doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées. Plus récemment, la décision Commune de Morsang-sur-Orge (1995) a réaffirmé que toute restriction aux libertés fondamentales doit être justifiée par un trouble à l’ordre public d’une particulière gravité.

L’évolution législative témoigne d’une recherche constante d’équilibre entre l’efficacité de l’action publique en situation d’urgence et la protection des droits des propriétaires. La loi ELAN du 23 novembre 2018 a ainsi modernisé certaines dispositions relatives à la réquisition dans le domaine du logement, en clarifiant les procédures et les garanties offertes aux propriétaires.

L’influence du droit européen

Le droit européen a profondément influencé le régime juridique des réquisitions. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), dans son article 1er du Protocole additionnel n°1, protège le droit de propriété tout en reconnaissant la possibilité pour les États d’y porter atteinte dans certaines conditions strictes. La Cour européenne des droits de l’homme a développé une jurisprudence exigeante, imposant que toute ingérence dans le droit de propriété respecte un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

Cette construction juridique complexe fait de la réquisition un mécanisme d’exception, strictement encadré, qui ne peut être mobilisé qu’en présence de circonstances extraordinaires justifiant une atteinte temporaire au droit de propriété.

Conditions de Mise en Œuvre et Procédure de Réquisition

La mise en œuvre d’une réquisition administrative pour l’établissement d’un refuge d’urgence obéit à des règles strictes, tant sur le fond que sur la forme. Ce processus exceptionnel ne peut être déclenché que dans des circonstances précises et selon une procédure rigoureuse.

Les conditions de fond

Pour être légale, une réquisition doit répondre à plusieurs conditions cumulatives:

  • Une situation d’urgence caractérisée: catastrophe naturelle (inondation, séisme, incendie), crise sanitaire majeure, afflux massif de réfugiés ou de personnes déplacées
  • Une nécessité impérieuse d’intérêt général
  • L’absence d’alternative moins contraignante pour répondre aux besoins identifiés
  • Une proportionnalité entre l’atteinte portée au droit de propriété et l’objectif poursuivi

La jurisprudence administrative a progressivement précisé ces notions. Dans son arrêt du 2 avril 2003, le Conseil d’État a jugé que la réquisition n’était justifiée que lorsque « la gravité du danger ou l’importance des besoins à satisfaire ne permettent pas d’y faire face par d’autres moyens ». Cette solution a été confirmée dans l’arrêt Société Castel Frères du 29 septembre 2010, où la haute juridiction administrative a annulé une réquisition car l’administration disposait d’autres options moins attentatoires au droit de propriété.

Le caractère temporaire de la mesure constitue une condition fondamentale. Une réquisition ne peut être que provisoire, limitée à la durée strictement nécessaire pour faire face à la situation d’urgence. Dans sa décision du 11 octobre 2012, le Conseil constitutionnel a rappelé que toute atteinte au droit de propriété devait être « proportionnée à l’objectif poursuivi » et ne pas présenter un caractère permanent.

La procédure de réquisition

La procédure de réquisition suit plusieurs étapes formalisées:

1. L’évaluation préalable des besoins et l’identification des terrains susceptibles de faire l’objet d’une réquisition. Les services préfectoraux, en lien avec les collectivités territoriales et les services techniques compétents, réalisent un recensement des espaces disponibles et adaptés à l’installation d’un refuge d’urgence.

2. L’édiction de l’ordre de réquisition par l’autorité compétente. Dans la majorité des cas, il s’agit du préfet agissant sur le fondement de l’article L. 2215-1 du CGCT. L’ordre de réquisition prend la forme d’un arrêté préfectoral qui doit être motivé en fait et en droit, précisant:

  • Les circonstances exceptionnelles justifiant la réquisition
  • La désignation précise du terrain concerné
  • La durée prévisionnelle de la réquisition
  • L’usage qui sera fait du terrain
  • Les modalités d’indemnisation du propriétaire

3. La notification de l’ordre de réquisition au propriétaire du terrain, par tout moyen permettant d’établir une date certaine. Une copie de l’arrêté est généralement transmise au maire de la commune concernée.

4. L’état des lieux contradictoire, réalisé en présence du propriétaire ou de son représentant et d’un agent de l’administration. Ce document, crucial pour la future indemnisation, décrit avec précision l’état du terrain avant sa mise à disposition.

5. La mise en œuvre effective de la réquisition, avec l’installation du refuge d’urgence sous la responsabilité de l’autorité requérante.

6. La mainlevée de la réquisition lorsque les circonstances exceptionnelles ayant justifié la mesure ont cessé, suivie d’un nouvel état des lieux contradictoire.

Il convient de souligner que l’urgence ne dispense pas l’administration du respect de ces formalités substantielles. Le juge administratif exerce un contrôle rigoureux sur la régularité de la procédure, comme l’illustre l’arrêt Amicale des locataires du groupe immobilier Charcot Zola du 15 février 2017, dans lequel le Conseil d’État a annulé une réquisition pour vice de procédure.

Droits et Obligations des Parties Concernées

La réquisition d’un terrain privé pour l’établissement d’un refuge d’urgence crée un cadre juridique spécifique définissant les droits et obligations des différentes parties impliquées. Cette relation juridique temporaire et contrainte engage tant l’administration requérante que le propriétaire du bien réquisitionné.

Les obligations de l’administration requérante

L’autorité administrative qui procède à la réquisition est soumise à plusieurs obligations fondamentales:

La première obligation concerne l’usage conforme du terrain réquisitionné. L’administration ne peut utiliser le bien que pour la finalité expressément mentionnée dans l’ordre de réquisition. Tout détournement d’usage constituerait une voie de fait susceptible d’engager la responsabilité de l’État. Dans l’arrêt Consorts Delagrange du 3 novembre 1989, le Conseil d’État a sanctionné l’administration pour avoir utilisé un terrain réquisitionné à des fins différentes de celles initialement prévues.

L’administration doit assurer la conservation du bien réquisitionné et prévenir toute dégradation excessive. Cette obligation implique la mise en place de mesures de protection adaptées et une surveillance régulière du site. Le Tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 17 mars 2016, a reconnu la responsabilité de l’État pour défaut d’entretien d’un terrain réquisitionné ayant entraîné des dommages significatifs.

L’autorité requérante doit procéder à une indemnisation juste et préalable du propriétaire, conformément aux principes constitutionnels protégeant le droit de propriété. Cette indemnisation doit couvrir l’intégralité du préjudice subi, incluant la privation de jouissance et les éventuelles dégradations.

Enfin, l’administration est tenue de libérer le terrain dès que les circonstances ayant justifié la réquisition ont cessé. La Cour administrative d’appel de Marseille, dans un arrêt du 9 juin 2011, a condamné l’État à verser des dommages-intérêts pour maintien injustifié d’une réquisition au-delà de la période de nécessité.

Les droits et obligations du propriétaire

Le propriétaire du terrain réquisitionné, bien que contraint de céder temporairement l’usage de son bien, conserve certains droits fondamentaux et est soumis à des obligations spécifiques.

Sa principale obligation est de déférer à l’ordre de réquisition. Le refus d’obtempérer constitue une infraction pénale, sanctionnée par l’article R. 642-1 du Code pénal, qui prévoit une amende pour contravention de 2e classe. En cas d’opposition persistante, l’administration peut recourir à la force publique pour exécuter la mesure de réquisition.

Le propriétaire doit faciliter l’accès au terrain et s’abstenir de tout comportement susceptible d’entraver l’usage du bien par l’administration. Cette obligation de coopération a été rappelée par la Cour de cassation dans un arrêt du 13 janvier 1998.

En contrepartie, le propriétaire bénéficie du droit à une indemnisation équitable. Cette indemnité doit être calculée selon des critères objectifs, tenant compte de la valeur locative du bien, de sa situation et de ses caractéristiques. Le propriétaire peut contester le montant de l’indemnité proposée devant le tribunal administratif.

Le propriétaire conserve le droit de vérifier l’état de son bien pendant la durée de la réquisition, sous réserve de ne pas perturber le fonctionnement du refuge d’urgence. Cette prérogative a été confirmée par le Tribunal des conflits dans sa décision du 17 juin 2013.

Enfin, le propriétaire peut exercer des recours juridictionnels contre l’ordre de réquisition, soit par la voie du recours pour excès de pouvoir visant à l’annulation de la mesure, soit par la voie du référé-liberté lorsque l’atteinte au droit de propriété présente un caractère manifestement illégal et grave.

Les tiers concernés

D’autres acteurs peuvent être impliqués dans le processus de réquisition:

Les collectivités territoriales, notamment les communes, jouent souvent un rôle d’intermédiaire ou de gestionnaire du refuge d’urgence. Elles peuvent être chargées de l’aménagement du terrain et de la coordination des services sur place.

Les associations humanitaires et organisations non gouvernementales peuvent intervenir dans la gestion quotidienne du refuge et l’accompagnement des personnes accueillies.

Les occupants du refuge eux-mêmes sont soumis à des règles spécifiques, généralement formalisées dans un règlement intérieur. Ils bénéficient d’un droit d’occupation précaire, strictement limité à la durée de la situation d’urgence.

Cet équilibre complexe de droits et obligations illustre la tension inhérente à la réquisition administrative, mesure d’exception qui doit concilier l’efficacité de l’action publique en situation d’urgence avec le respect des droits fondamentaux des personnes concernées.

Régime d’Indemnisation et Contentieux

La réquisition d’un terrain privé pour l’établissement d’un refuge d’urgence, bien que justifiée par des circonstances exceptionnelles, constitue une atteinte au droit de propriété qui doit être compensée. Le régime d’indemnisation et les voies de recours offertes aux propriétaires constituent des garanties fondamentales contre l’arbitraire administratif.

Principes généraux de l’indemnisation

L’indemnisation du propriétaire repose sur plusieurs principes fondamentaux issus tant du droit interne que du droit européen:

Le principe de réparation intégrale du préjudice constitue la pierre angulaire du système d’indemnisation. Selon ce principe, l’indemnité doit couvrir l’ensemble des préjudices directs, matériels et certains causés par la réquisition. Le Conseil d’État, dans sa décision Commune de Gavarnie du 22 février 1963, a posé le principe selon lequel « toute occupation temporaire ouvre droit à réparation intégrale du dommage ».

Le caractère préalable de l’indemnisation est généralement requis, bien que les circonstances d’urgence puissent parfois justifier un versement différé. La Cour européenne des droits de l’homme, dans l’arrêt Hentrich c. France du 22 septembre 1994, a souligné l’importance du versement d’une indemnité dans un délai raisonnable.

L’indemnité doit présenter un caractère juste et équitable, correspondant à la valeur réelle du préjudice subi. Ce principe, consacré par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, impose une évaluation objective du dommage.

Modalités de calcul de l’indemnité

Le calcul de l’indemnité due au propriétaire s’effectue selon des critères précis et tient compte de différentes composantes du préjudice:

L’indemnité d’occupation constitue la première composante. Elle correspond à la valeur locative du terrain pendant la durée de la réquisition. Cette valeur est généralement déterminée par référence aux prix pratiqués sur le marché locatif local pour des biens similaires. Le Code de la construction et de l’habitation, dans son article R. 641-24, précise que cette indemnité est calculée en fonction de la valeur locative du bien, telle qu’elle résulterait d’une location contractée librement.

L’indemnité de privation de jouissance peut s’ajouter à l’indemnité d’occupation lorsque le propriétaire subit un préjudice particulier du fait de ne pas pouvoir utiliser son bien conformément à sa destination. Par exemple, si le terrain était utilisé pour une activité économique, le manque à gagner peut être pris en compte. Dans l’arrêt Consorts Beaulaton du 14 mars 2001, le Conseil d’État a reconnu le droit à indemnisation pour la perte d’exploitation d’un terrain agricole réquisitionné.

Les frais accessoires engagés par le propriétaire en raison de la réquisition peuvent être indemnisés. Il peut s’agir de frais de déménagement, de stockage de matériel, ou de recherche d’un bien de remplacement. La Cour administrative d’appel de Nantes, dans un arrêt du 5 mai 2015, a admis l’indemnisation des frais de garde-meuble supportés par un propriétaire pendant la durée d’une réquisition.

Enfin, les dégradations éventuellement causées au terrain pendant la période de réquisition doivent être intégralement réparées. L’état des lieux contradictoire établi au début et à la fin de la réquisition sert de base à l’évaluation de ces dégradations. Le Tribunal administratif de Paris, dans un jugement du 7 novembre 2018, a condamné l’État à indemniser un propriétaire pour les dommages causés à son terrain lors de l’installation d’un camp d’urgence.

Procédure d’indemnisation et contentieux

La procédure d’indemnisation suit généralement plusieurs étapes:

Une proposition d’indemnité est formulée par l’administration requérante, sur la base d’une évaluation réalisée par les services compétents, souvent avec l’appui du service des Domaines.

En cas d’accord du propriétaire sur le montant proposé, une convention d’indemnisation est signée, permettant le versement rapide de la somme convenue.

En cas de désaccord, le propriétaire peut saisir le tribunal administratif territorialement compétent d’une demande d’indemnisation. Cette action en responsabilité doit être introduite dans un délai de quatre ans à compter du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle le droit à indemnisation est né, conformément à l’article L. 110-4 du Code de commerce.

Le contentieux de l’indemnisation relève exclusivement de la compétence du juge administratif, comme l’a confirmé le Tribunal des conflits dans sa décision SARL Le Muselet du 17 octobre 2011. Le recours n’a pas d’effet suspensif sur la réquisition elle-même.

Dans le cadre de ce contentieux, le juge administratif dispose d’un pouvoir étendu pour fixer le montant de l’indemnité. Il peut ordonner une expertise judiciaire pour évaluer précisément le préjudice subi. Le Conseil d’État, dans l’arrêt SCI Les Châtaigniers du 3 juillet 1998, a précisé que le juge devait procéder à une évaluation objective du préjudice, sans être lié par les évaluations proposées par l’administration.

Parallèlement au contentieux de l’indemnisation, le propriétaire peut contester la légalité même de la réquisition par la voie du recours pour excès de pouvoir dirigé contre l’arrêté préfectoral, dans le délai de deux mois suivant sa notification. En cas d’urgence, un référé-suspension ou un référé-liberté peut être introduit pour obtenir la suspension immédiate de la mesure de réquisition.

La Cour européenne des droits de l’homme constitue une ultime voie de recours lorsque les procédures internes n’ont pas permis d’obtenir une indemnisation adéquate. Dans l’arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède du 23 septembre 1982, la Cour a rappelé que toute ingérence dans le droit de propriété devait s’accompagner de garanties procédurales offrant à l’individu une possibilité raisonnable de faire valoir ses droits devant les autorités compétentes.

Défis Contemporains et Perspectives d’Évolution du Droit de Réquisition

Le mécanisme de réquisition de terrains privés pour l’établissement de refuges d’urgence se trouve aujourd’hui confronté à des défis majeurs, tant juridiques que sociétaux. Ces enjeux contemporains appellent une réflexion approfondie sur l’évolution nécessaire de ce dispositif exceptionnel.

L’adaptation aux nouvelles crises

Les crises contemporaines présentent des caractéristiques inédites qui mettent à l’épreuve le cadre juridique traditionnel de la réquisition. Le changement climatique entraîne une multiplication et une intensification des catastrophes naturelles (inondations, tempêtes, incendies de forêt), créant des besoins accrus en matière de refuges temporaires. La pandémie de Covid-19 a démontré la nécessité de disposer rapidement d’espaces adaptés pour l’isolement ou la prise en charge médicale. Les flux migratoires liés aux conflits internationaux ou aux bouleversements climatiques génèrent des situations d’urgence humanitaire nécessitant des solutions d’hébergement immédiates.

Face à ces défis, le droit de réquisition doit évoluer vers une plus grande réactivité tout en maintenant ses garanties fondamentales. Une piste de réflexion concerne l’établissement de plans de réquisition préventifs, identifiant en amont les terrains susceptibles d’être mobilisés en cas de crise. Cette approche proactive permettrait de gagner un temps précieux tout en préparant les propriétaires concernés. Le Sénat, dans son rapport d’information du 3 juillet 2019 sur la gestion des risques climatiques, a préconisé la mise en place de tels dispositifs anticipatifs.

La question de la durée des réquisitions se pose avec une acuité particulière dans le contexte de crises prolongées ou récurrentes. Le caractère temporaire de la réquisition, principe cardinal du dispositif, peut s’avérer inadapté face à des situations d’urgence qui s’inscrivent dans la durée. La Cour administrative d’appel de Lyon, dans un arrêt du 12 mars 2020, a validé une réquisition prolongée en raison de la persistance de la situation d’urgence, tout en soulignant la nécessité d’une réévaluation régulière de la mesure.

L’équilibre entre efficacité et protection des droits fondamentaux

L’un des défis majeurs du droit de réquisition réside dans la recherche d’un équilibre optimal entre l’efficacité de l’action publique en situation d’urgence et la protection des droits fondamentaux des propriétaires.

La simplification des procédures de réquisition, souvent réclamée par les acteurs de terrain, ne doit pas conduire à un affaiblissement des garanties offertes aux propriétaires. Le Défenseur des droits, dans son rapport annuel de 2018, a souligné l’importance de maintenir un cadre procédural protecteur, tout en l’adaptant aux contraintes de l’urgence.

L’émergence de solutions alternatives à la réquisition stricto sensu mérite d’être explorée. Des dispositifs conventionnels incitatifs, comme les conventions d’occupation temporaire assorties d’avantages fiscaux, pourraient constituer une voie médiane respectueuse des droits de propriété tout en répondant aux besoins d’intérêt général. La loi ELAN du 23 novembre 2018 a introduit le concept d’urbanisme transitoire, favorisant l’utilisation temporaire de terrains vacants pour des projets d’intérêt collectif.

La question de l’indemnisation reste centrale dans cette recherche d’équilibre. Des mécanismes plus rapides et plus transparents de fixation et de versement des indemnités contribueraient à rendre le dispositif plus acceptable pour les propriétaires concernés. Le Conseil d’État, dans son étude annuelle de 2021 consacrée aux états d’urgence, a recommandé la mise en place d’un barème indicatif d’indemnisation, régulièrement actualisé, pour faciliter la détermination rapide des montants dus.

Les perspectives d’évolution législative et jurisprudentielle

Plusieurs évolutions du cadre juridique de la réquisition se dessinent à l’horizon:

Une codification unifiée du droit de réquisition pourrait être envisagée pour remédier à l’éparpillement actuel des textes entre différents codes (Code général des collectivités territoriales, Code de la construction et de l’habitation, Code de la défense). Cette codification permettrait une meilleure lisibilité du droit applicable et faciliterait sa mise en œuvre par les autorités compétentes.

L’influence croissante du droit européen continuera probablement à façonner le régime juridique des réquisitions. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme tend à renforcer les exigences en matière de proportionnalité des atteintes au droit de propriété et d’effectivité des voies de recours. L’arrêt Potomska et Potomski c. Pologne du 29 mars 2011 illustre cette tendance en imposant aux États de ménager un juste équilibre entre les intérêts contradictoires en présence.

Le développement d’une approche plus collaborative de la gestion des crises pourrait transformer la conception même de la réquisition. Des mécanismes de concertation préalable avec les propriétaires et les collectivités territoriales, des partenariats public-privé pour l’aménagement et la gestion des refuges d’urgence, ou encore la mise en place de plateformes numériques facilitant l’identification rapide des terrains disponibles représentent des pistes prometteuses.

Enfin, l’émergence de nouvelles formes de propriété et d’usage partagé des espaces (copropriétés complexes, habitats participatifs, terrains en gestion collective) soulève des questions inédites quant à l’application du régime de réquisition. La Cour de cassation, dans un arrêt du 18 décembre 2019, a commencé à adapter sa jurisprudence à ces nouvelles configurations juridiques en précisant les modalités de réquisition d’un bien en copropriété.

Ces évolutions témoignent de la vitalité d’un mécanisme juridique qui, bien que d’exception, demeure un outil indispensable pour faire face aux situations d’urgence. La réquisition de terrains privés pour refuge d’urgence illustre parfaitement cette tension permanente entre impératif de solidarité nationale et respect des droits individuels, qui constitue l’un des défis fondamentaux de notre État de droit.

Vers une approche territoriale différenciée

Une perspective d’évolution particulièrement intéressante concerne l’adaptation du régime de réquisition aux spécificités territoriales. Les besoins et contraintes ne sont pas identiques dans les zones urbaines denses, les territoires ruraux ou les régions ultramarines particulièrement exposées aux risques naturels.

La loi 3DS du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et la simplification de l’action publique locale ouvre des perspectives pour une territorialisation accrue des politiques de gestion des crises, y compris en matière de réquisition. Cette approche différenciée permettrait de mieux prendre en compte les réalités locales tout en maintenant un cadre juridique national protecteur des droits fondamentaux.