
La détermination du dernier domicile d’un défunt représente un enjeu fondamental en droit international privé des successions. Lorsqu’un individu décède en laissant des biens dans plusieurs pays ou après avoir vécu dans différents États, la question de savoir quelle juridiction est compétente pour régler sa succession devient primordiale. Cette problématique cristallise des tensions entre différents ordres juridiques nationaux, chacun pouvant revendiquer sa compétence selon ses propres règles de rattachement. Le Règlement européen sur les successions internationales (650/2012), entré en application en 2015, a tenté d’harmoniser ces questions au sein de l’Union Européenne, mais des zones d’ombre persistent, particulièrement dans les relations avec les États tiers.
Les fondements juridiques du conflit de juridiction en matière successorale
Le conflit de juridiction en matière successorale trouve son origine dans la coexistence de systèmes juridiques distincts, chacun définissant ses propres critères de rattachement. Historiquement, deux grands principes s’opposent : le système de l’unité de la succession, privilégié par les pays de tradition romaniste comme la France, et le système de la scission, adopté notamment par les pays anglo-saxons.
Dans le système unitaire, une seule loi régit l’ensemble de la succession, généralement celle du dernier domicile du défunt ou de sa nationalité. À l’inverse, le système scissionniste distingue entre les biens mobiliers, soumis à la loi du dernier domicile, et les immeubles, régis par la loi de leur situation (lex rei sitae).
La notion même de domicile varie considérablement d’un ordre juridique à l’autre. En droit français, l’article 102 du Code civil définit le domicile comme « le lieu où la personne a son principal établissement ». Cette définition, apparemment simple, s’avère dans la pratique source de nombreuses difficultés d’interprétation, particulièrement pour les personnes ayant vécu entre plusieurs pays.
La distinction entre domicile et résidence
Une distinction fondamentale doit être opérée entre le domicile et la simple résidence. Si la résidence correspond au lieu où une personne vit effectivement, le domicile implique un élément intentionnel supplémentaire : la volonté d’y établir son centre d’intérêts permanent. La Cour de cassation française a régulièrement rappelé cette distinction, notamment dans un arrêt du 14 décembre 2005 où elle précisait que « le domicile d’une personne s’entend du lieu où elle a son principal établissement et la résidence du lieu où elle demeure effectivement ».
Cette distinction prend tout son sens dans les situations internationales où un défunt possédait plusieurs résidences dans différents pays. Les juges doivent alors rechercher les indices permettant de déterminer où se situait réellement son centre d’intérêts principal : liens familiaux, activités professionnelles, comptes bancaires, durée des séjours, etc.
- Critères matériels : localisation des biens, comptes bancaires, abonnements
- Critères personnels : présence de la famille, cercle social, habitudes de vie
- Critères administratifs : déclarations fiscales, inscriptions sur les listes électorales
La complexité s’accroît avec le phénomène de mobilité internationale qui caractérise notre époque. Des catégories spécifiques de personnes, comme les expatriés, les résidents fiscaux ou les détenteurs de multiples nationalités, présentent des situations particulièrement délicates à qualifier juridiquement.
L’évolution du cadre normatif européen : le Règlement Successions
Face aux difficultés engendrées par la multiplicité des règles nationales de conflit, l’Union Européenne a adopté le Règlement (UE) n° 650/2012 du 4 juillet 2012, applicable aux successions des personnes décédées à partir du 17 août 2015. Ce texte, communément appelé « Règlement Successions« , constitue une avancée majeure dans l’harmonisation du droit international privé européen.
Le Règlement a fait le choix du principe de l’unité de la succession, soumettant l’ensemble des biens successoraux, quelle que soit leur nature et leur localisation (dans l’UE), à une seule et même loi. Le critère de rattachement principal retenu est celui de la résidence habituelle du défunt au moment de son décès (article 21).
Ce choix terminologique n’est pas anodin : en privilégiant la notion de « résidence habituelle » plutôt que celle de « domicile », le législateur européen a cherché à adopter un critère factuel plus facilement identifiable que le domicile, notion juridique dont la définition varie selon les droits nationaux.
La notion de résidence habituelle dans le Règlement Successions
Curieusement, le Règlement Successions ne définit pas précisément ce qu’il faut entendre par « résidence habituelle ». Le considérant 23 du préambule fournit néanmoins quelques indications : l’autorité chargée de la succession devrait procéder à « une évaluation d’ensemble des circonstances de la vie du défunt au cours des années précédant son décès et au moment de son décès, prenant en compte tous les éléments factuels pertinents ».
La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a commencé à préciser cette notion dans plusieurs arrêts. Dans l’affaire C-658/17 WB du 23 mai 2019, elle a rappelé que la résidence habituelle correspond au lieu où se trouve le « centre d’intérêts » du défunt, déterminé après une évaluation globale des circonstances.
Pour les cas complexes, le considérant 24 du Règlement évoque des situations particulières :
- Personne partie travailler à l’étranger tout en conservant des liens étroits avec son pays d’origine
- Défunt ayant vécu de façon alternative dans plusieurs États
- Personne installée dans un État sans intention d’y résider de façon permanente
Dans ces hypothèses, d’autres facteurs peuvent être pris en compte : la nationalité du défunt ou la localisation de ses biens principaux peuvent constituer des « indices particuliers » permettant de déterminer sa résidence habituelle effective.
Le Règlement Successions prévoit par ailleurs une clause d’exception (article 21.2) permettant d’écarter la loi de la résidence habituelle lorsqu’il résulte de l’ensemble des circonstances que le défunt présentait des liens manifestement plus étroits avec un autre État. Cette disposition offre une soupape de sécurité pour les situations atypiques, mais son application reste exceptionnelle.
Les mécanismes de résolution des conflits de juridiction
Lorsque plusieurs juridictions nationales s’estiment compétentes pour régler une succession internationale, divers mécanismes permettent de résoudre ce conflit positif de juridictions. À l’inverse, quand aucune juridiction ne se reconnaît compétente, on parle de conflit négatif, situation tout aussi problématique nécessitant des solutions spécifiques.
Dans le cadre du Règlement Successions, l’article 4 pose comme principe général que « les juridictions de l’État membre dans lequel le défunt avait sa résidence habituelle au moment de son décès sont compétentes pour statuer sur l’ensemble de la succession ». Cette règle générale est complétée par plusieurs dispositions permettant d’aménager ou de déroger à ce principe.
La professio juris et son impact sur la compétence juridictionnelle
L’une des innovations majeures du Règlement est la possibilité offerte au futur défunt de choisir la loi applicable à sa succession (article 22). Ce choix, appelé professio juris, est toutefois limité à la loi de sa nationalité. Ce mécanisme influence indirectement la compétence juridictionnelle, puisque l’article 5 du Règlement permet aux parties concernées de conclure un accord d’élection de for en faveur des juridictions de l’État membre dont la loi a été choisie.
Par exemple, un ressortissant français résidant habituellement en Allemagne peut choisir d’appliquer la loi française à sa succession. Dans ce cas, les héritiers pourront convenir que les juridictions françaises seront compétentes pour régler l’ensemble de la succession, y compris pour les biens situés en Allemagne.
Cette possibilité constitue un outil précieux de planification successorale, permettant d’assurer une cohérence entre la loi applicable et le forum compétent. Elle représente également un moyen efficace d’éviter les conflits de juridiction en clarifiant à l’avance la question de la compétence.
Les règles de compétence subsidiaire et le forum necessitatis
Le Règlement prévoit des règles de compétence subsidiaire (article 10) lorsque la résidence habituelle du défunt n’était pas située dans un État membre. Dans ce cas, les juridictions d’un État membre demeurent compétentes pour statuer sur l’ensemble de la succession si :
- Le défunt possédait des biens successoraux dans cet État membre, et
- Le défunt avait la nationalité de cet État au moment du décès, ou
- Le défunt avait sa résidence habituelle antérieure dans cet État (sous réserve d’un délai maximum de 5 ans)
À titre d’exemple, considérons un citoyen italien ayant vécu en France pendant vingt ans avant de s’installer aux États-Unis trois ans avant son décès. Si ce défunt a laissé des biens en France, les juridictions françaises pourront se déclarer compétentes pour l’ensemble de sa succession sur le fondement de l’article 10.
En dernier recours, l’article 11 établit un forum necessitatis permettant aux juridictions d’un État membre de se déclarer exceptionnellement compétentes lorsqu’une procédure ne peut raisonnablement être introduite ou conduite dans un État tiers avec lequel l’affaire présente un lien étroit. Ce mécanisme vise à éviter les dénis de justice, particulièrement dans les situations où l’État normalement compétent connaît des troubles graves (guerre civile, catastrophe naturelle) ou ne reconnaît pas certains droits fondamentaux.
Les défis pratiques et les solutions jurisprudentielles
Malgré l’harmonisation apportée par le Règlement Successions, de nombreux défis pratiques persistent dans la détermination du dernier domicile ou de la résidence habituelle du défunt. Ces difficultés ont donné lieu à une jurisprudence abondante, tant au niveau national qu’européen, qui contribue progressivement à clarifier les zones d’ombre.
Un premier défi concerne la qualification de la résidence habituelle des personnes ayant une forte mobilité internationale. Dans un arrêt du 16 juillet 2020, la Cour d’appel de Paris a dû déterminer la résidence habituelle d’un homme d’affaires franco-libanais partageant son temps entre la France, le Liban et plusieurs autres pays. La cour a considéré que, malgré ses multiples attaches, le centre de ses intérêts personnels et professionnels se situait principalement en France, où il passait la plus grande partie de l’année et où se trouvait le siège de ses principales sociétés.
La problématique des résidences fiscales multiples
La multiplicité des résidences fiscales constitue une autre source de complexité. Il n’est pas rare qu’une personne soit considérée comme résidente fiscale dans plusieurs pays simultanément, chaque administration appliquant ses propres critères. Cette situation peut engendrer des conflits lorsque les autorités fiscales de différents États revendiquent leur compétence pour taxer une même succession.
Dans ce contexte, les conventions fiscales bilatérales jouent un rôle déterminant pour résoudre les conflits de résidence fiscale. Ces conventions établissent généralement une hiérarchie de critères (foyer permanent d’habitation, centre des intérêts vitaux, séjour habituel, nationalité) permettant de déterminer un État de résidence unique pour l’application de la convention.
Il convient toutefois de souligner que la résidence fiscale et la résidence habituelle au sens du Règlement Successions sont deux notions distinctes, répondant à des finalités différentes. La Cour de cassation française l’a rappelé dans un arrêt du 15 mai 2018, précisant que « la qualification fiscale de la résidence n’emporte pas nécessairement les mêmes conséquences en matière civile ».
L’articulation avec les États tiers au Règlement
L’application du Règlement Successions se complique considérablement lorsque la succession présente des liens avec des États tiers à l’Union européenne (hors Danemark, Irlande et Royaume-Uni qui n’ont pas adopté le Règlement).
Prenons l’exemple d’un citoyen français résidant aux États-Unis et possédant des biens en France et aux États-Unis. Du point de vue américain, les tribunaux américains seront compétents pour les biens mobiliers où qu’ils soient situés et pour les immeubles situés aux États-Unis. Du point de vue européen, en application de l’article 10 du Règlement, les juridictions françaises pourront se déclarer compétentes pour l’ensemble de la succession si le défunt a laissé des biens en France.
Cette situation peut conduire à un conflit positif de juridictions, chaque État s’estimant compétent selon ses propres règles. Dans la pratique, ce conflit se résout souvent par le pragmatisme des héritiers qui engagent des procédures parallèles dans chaque pays concerné, acceptant de facto une forme de scission de la succession contraire à l’esprit unitaire du Règlement.
La jurisprudence tend néanmoins à rechercher des solutions favorisant la coordination internationale. Dans un arrêt du 27 septembre 2017, la Cour de cassation a ainsi reconnu l’effet en France d’une décision successorale américaine concernant des biens situés aux États-Unis, tout en maintenant la compétence des juridictions françaises pour les biens situés en France.
Perspectives d’évolution et recommandations pratiques
Après plusieurs années d’application du Règlement Successions, un bilan nuancé peut être dressé. Si le texte a indéniablement contribué à clarifier et harmoniser les règles de compétence au sein de l’Union européenne, des zones d’incertitude persistent, particulièrement dans les relations avec les États tiers.
Une première piste d’amélioration consisterait à préciser davantage la notion de résidence habituelle. La Commission européenne pourrait envisager l’élaboration de lignes directrices plus détaillées, s’appuyant sur la jurisprudence développée depuis l’entrée en vigueur du Règlement. Une définition plus précise faciliterait la tâche des praticiens et réduirait le risque de conflits de juridiction.
Par ailleurs, le développement d’accords internationaux avec des États tiers, sur le modèle de la Convention de La Haye du 1er août 1989 sur la loi applicable aux successions, permettrait d’étendre l’harmonisation au-delà des frontières européennes. Bien que cette convention n’ait été ratifiée que par un nombre limité d’États, elle constitue une base de travail intéressante pour de futures négociations.
Recommandations pour la planification successorale internationale
Face aux incertitudes juridiques qui entourent encore la détermination du dernier domicile et les conflits de juridiction, la planification successorale s’avère plus nécessaire que jamais pour les personnes présentant des liens avec plusieurs pays.
La rédaction d’un testament international incluant une professio juris explicite constitue une première mesure de précaution fondamentale. En choisissant clairement la loi applicable à sa succession, le testateur réduit considérablement les risques de conflit. Cette démarche peut être utilement complétée par des dispositions spécifiques concernant les biens situés dans des États tiers à l’Union européenne.
Pour les patrimoines complexes, le recours à des structures juridiques adaptées peut offrir une sécurité supplémentaire :
- Société civile immobilière (SCI) pour la détention d’immeubles
- Trust ou fiducie pour certains actifs spécifiques
- Assurance-vie avec désignation précise des bénéficiaires
Ces outils permettent souvent de contourner les difficultés liées aux conflits de juridiction en organisant la transmission des biens selon des modalités prédéfinies.
Enfin, il est vivement recommandé aux personnes ayant une forte mobilité internationale de tenir un « journal de résidence » documentant précisément leurs périodes de présence dans chaque pays, accompagné des justificatifs correspondants (billets d’avion, factures d’hôtel, relevés bancaires localisés, etc.). Ces éléments factuels pourront s’avérer déterminants pour établir la résidence habituelle en cas de contestation ultérieure.
L’impact des nouvelles formes de mobilité
L’évolution des modes de vie et l’émergence de nouvelles formes de mobilité internationale posent des défis inédits pour la détermination du dernier domicile. Le phénomène des « digital nomads« , ces travailleurs qui exercent leur activité à distance tout en voyageant constamment, illustre parfaitement cette problématique.
Comment déterminer la résidence habituelle d’une personne qui change de pays tous les trois mois, sans véritable ancrage géographique stable ? Les critères traditionnels (lieu de travail, domicile fiscal, cercle familial) deviennent inopérants dans ces situations. La jurisprudence devra inévitablement s’adapter pour prendre en compte ces nouvelles réalités.
De même, le développement des programmes de citoyenneté ou de résidence par investissement soulève des questions complexes. Un individu peut désormais obtenir un statut de résident ou même une nationalité dans certains pays moyennant un investissement substantiel, sans y séjourner effectivement. Cette dissociation entre le statut juridique et la réalité factuelle complique encore la détermination du véritable centre d’intérêts du défunt.
Face à ces évolutions, une approche pragmatique et flexible s’impose. Les notaires, avocats et juges devront faire preuve d’adaptation pour appliquer les principes du Règlement Successions à des situations que ses rédacteurs n’avaient probablement pas envisagées. La coopération internationale entre professionnels du droit et le partage d’expériences constitueront des atouts précieux pour relever ces défis.